L'éthique à l'épreuve de la pratique médicale ordinaire.

3ème PRINTANIERES DE L’ETHIQUE EN SANTE EN RÉGION AUVERGNE RHÔNE–ALPES.

Conférencier : Roland Chvetzoff, PhD (1)(2).
(1) Cabinet LATITUDE SANTE, 38460 Trept.
(2) Faculté de philosophie université Lyon 3, Institut de Recherches Philosophiques de Lyon (IRPhil), 69007 Lyon.

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Synthèse :

L'éthique à l'épreuve de la pratique médicale ordinaire.
Dans la moitié des situations cliniques apportées, le groupe a trouvé des éléments de réponses objectifs (EBM et recommandations, droit, déontologie) ou subjectifs (autonomie et désirs du malade, point de vue des proches, aspects moraux et culturels). Mais pour l’autre moitié des situations, de telles réponses n’ont pas pu être apportées, ou de manière insuffisante, amenant ainsi le groupe dans des impasses, des conflits éthico-pratiques où l’on peut simplement décrire l’inexplicable, l’insupportable, l’inacceptable. Cet inexplicable est défini selon Jean Nabert comme des maux, des déchirements de l’être intérieur, des conflits, et qui ramènent les professionnels à un réel, un réel qui fait mal : le réel, « c’est quand on se cogne » dit Jacques Lacan. Ces impasses éthico-pratiques peuvent être perçues comme un scandale médical puisque sans réponse ni solution, tout comme dans la Bible le fidèle et loyal Job accablé de tous les maux de la terre a pu représenter une forme de scandale théologique. Car si l’on peut assigner des causes aux maux qui frappent les hommes, le mal, lui, est sans raison. Le mal n’a pas de sens car, tout comme la rose d’Angelus Silesius , « le mal est sans pourquoi ».
Tout comme dans la vision poétique de Philippe Jaccottet et d’Yves Bonnefoy, c’est par la faille, la déchirure, qu’on voit apparaître le vrai lieu ; le vrai lieu de l’éthique. L’événement qui se fonde sur la faille et la déchirure, mais aussi sur la rupture, la faute, la transgression, le mal, la souillure, l’impur, implique un bouleversement. Mais dans ce chez-soi identique des organisations de santé et d’une médecine mondialisée par l’EBM, il reste peu de place et d’ouverture à ce qui émeut, bouleverse, à cette « puissance d’ébranlement » pour reprendre l’expression de Ricoeur. Ainsi se met en place un processus complexe de refoulement d’un mal ordinaire à l’origine de sa transformation en des maux organisationnels qu’il conviendrait alors de gérer et traiter – socialement ou individuellement – sous la forme de défauts de fonctionnements, de risques auxquels une meilleure technique de gestion sociale, organisationnelle et managériale porteraient remède. Les événements sont considérés comme des événements indésirables qu’il faut repérer a priori, cartographier et supprimer. Les lieux du soin sont ainsi verrouillés, aseptisés, parfaitement organisés, et en ces lieux tend à disparaître un temps du soin basé sur une action en train de se faire dans la surprise et la contingence de l’agir, où l’incertitude et le doute sont moins une faute de conception qu’une réalité constante de l’agir.
Ce mal ordinaire raconté par les soignants prend la forme de conflits éthico-pratiques survenus hier, racontés aujourd’hui et pour lesquels il est besoin d’agir demain. Ces situations cliniques font ainsi référence à une expérience vécue des médecins qui passe par le temps : un temps passé confronté à un présent qui n’est plus et un futur qui n’est pas encore. En effet, l’enjeu ultime de la narration est le caractère temporel de l’expérience humaine. Car le monde déployé par toute structure narrative est toujours un monde temporel. Ces conflits, tensions et impasses éthico-pratiques racontés depuis tant d’années posent in fine la question de savoir qu’est-ce que le temps ? Pour Ricœur, la question du temps – tout comme celle du mal – ne peut devenir humaine que dans la mesure où elle est articulée de manière narrative. La question du mal qui inaugurait cette intervention, vient désormais se déplacer vers celle du temps, que la narration et le récit des situations cliniques viennent mettre en exergue. La situation clinique mise en récit, puis « mise-en-intrigue » dans l’observation éthique du groupe permet ainsi de (dé)placer le discours éthique dans une tension qui lui est propre : entre identité narrative et ambition de vérité. Une dramaturgie éthique qui apparait comme une manière de dépasser les apories philosophiques de la question du temps. En effet et par le simple fait de raconter l’histoire d’un patient aux autres membres du Groupe, il devient possible, non pas de définir le mal, mais de l’imaginer.
Le récit de ces situations cliniques nous permet d’entrouvrir une porte qui nous semble féconde pour penser la place de l’imaginaire dans une philosophie de l’action en santé. C’est au travers des œuvres de l’imagination que se laisse reconstituer le sens de l’expérience du soignant. Car malgré leur niveau de détail médical, biographique et social, les situations cliniques ne nous disent pas le réel : elles racontent un monde, le monde du texte, du narrateur. Pour Ricoeur, « quelque chose du monde se donne à voir dans les productions de l’imaginaire ». La confrontation entre ce monde possible mis en forme par la situation clinique d’une part et, d’autre part, le monde de l’auditeur en la personne du Groupe de réflexion éthique, va permettre la mise en place de nouvelles perceptions pour les membres du Groupe, de nouvelles manières d’envisager le réel.
L’institutionnalisation de la réflexion éthique nous confronte ainsi à deux choix possibles : une politique du soin déployant une organisation laissant peu de place à l’imagination, ou à l’inverse trop de place. Dans la première configuration, une imagination refoulée ou bridée laisse la place à la fabrique de l’idiot rationnel, véritable expert en méthodologies d’organisation du soin. L’idiotie rationnelle entraîne, du fait d’un excès de normalisation et d’automatisation, un dessèchement et une dévitalisation de l’agir professionnel. Avec l’idiot rationnel nous dit Jean-Philippe Pierron, « la statique de la forme l’emporte sur la dynamique de la force ». Dans la seconde configuration où l’imagination se retrouve valorisée à l’excès dans une pureté de son action, apparaît une posture esthétique hégélienne de la belle âme. La belle âme soignante refuse de souiller la pureté de son action, de ses idéaux. La belle âme est celle qui, tout comme Antigone, va dire non au droit positif porté par son oncle Créon. Mais la belle âme détient dans le monde du travail sanitaire et médico-social un projet le plus souvent intenable. La belle âme est douée d’une conscience qui a les mains pures pour reprendre l’expression de Charles Péguy, mais le problème c’est qu’elle n’a pas de mains. Ces deux postures de l’idiot rationnel et de la belle âme amènent chacune une forme d’imposture éthique qui peut amener au pire, comme le montre très bien la tragédie sophocléenne.
Ici se dessine plus précisément la figure de professionnels qui écrivent une observation clinique, la lisent, la commentent et l’interprètent non plus, nous dit Ricoeur, selon une « conception vulgaire de la causalité d’un événement » (linéaire, historique), mais selon une mise en récit de la situation clinique. Cette démarche consiste à déplacer la question : non plus une recherche de cause pouvant expliquer un événement, mais la recherche d’une qualité narrative de l’expérience sous tendue par le postulat que la vie et l’action demandent à être racontées. Un récit qui, après configuration, permet une mise en intrigue et une lecture qui, par une refiguration du réel, va permettre la création d’une vérité métaphorique venant transformer le dilemme éthique initial en un monde devenu habitable. Au même titre que la médecine narrative vient donner de la valeur à la subjectivité du patient, l’éthique narrative vient donner de la valeur à la subjectivité du soignant et des membres du Groupe de réflexion éthique. Ce processus rhétorique de l’éthique narrative libère par le discours le pouvoir de certaines fictions de décrire la réalité. Il autorise et permet alors un processus de subjectivation des patients ou des professionnels par une ouverture du champ des possibles de l’agir, en exploitant selon la formule de Ricoeur ces « possibles non avérés » que constitue l’événement. Pour qu’il y ait valeur, il faut utiliser les choses de façon créatrice. La médecine et l’éthique narratives sont bien loin d’une pensée de l’éthique du soin comme bibliothèque de principes, de modèles et de comportements. Il revient aux lecteurs d’un récit de vie ou d’une observation éthique la liberté de réguler le lien entre la causalité du monde réel et celle d’un monde possible. Il leur revient de s’interpréter par le texte, de faire usage des textes.
Il s’agit donc de voir l’éthique narrative non pas comme une vérité scientifique, mais comme une connaissance. Ce qui compte dans l’éthique narrative ce n’est pas le sens vécu, mais le sens construit. Ce qui compte dans l’éthique narrative ce n’est pas l’éthique comme expérience libre mais l’éthique comme savoir méthodique. Ce savoir de l’éthique narrative est une pensée comme une autre qui classe, qui structure, non pas uniquement dans l’espace – le lieu de l’éthique – mais dans le temps, dans la chronologie. Il ne suffit donc pas que l’éthique ait un lieu pour qu’elle ait lieu. En plus de l’unité de lieu, doit s’ajouter une deuxième unité : l’unité de temps. Face aux conflits éthico-pratiques, il s’agira donc de repenser la posture même des membres des Groupes de réflexion éthique en position de témoin d’une situation clinique racontée sous la forme d’un récit. Le récit des situations cliniques s’élabore aux différents temps du passé. Ces temps régissent le raconter et servent uniquement à avertir le lecteur que ceci est un récit. Celui-ci devient porteur, reconnaît Ricoeur, d’un monde qu’il sera possible d’habiter en permettant au soignant de projeter ses possibles avec de nouvelles manières de percevoir, de comprendre et d’agir dans un présent vivant où se recoupent la mémoire du passé et l’expectation du futur. Il s’agit alors de rendre le problème créateur, plutôt que de chercher sans cesse à essayer de le résoudre.

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