La médecine au risque de sa personnalisation : réflexion autour de la médecine personnalisée en oncologie.

8ème congrès national des soins oncologiques de support

Site de l'AFSOS : Association Française des Soins Oncologiques de Support (AFSOS).

Conférencier :

Roland Chvetzoff, PhD (1)(2)
(1) Cabinet LATITUDE SANTE, 38460 Trept.
(2) Faculté de philosophie université Lyon 3, Institut de Recherches Philosophiques de Lyon (IRPhil), 69007 Lyon.

Résumé :

La médecine au risque de sa personnalisation : réflexion autour de la médecine personnalisée en oncologie.
La médecine personnalisée est présentée comme l’une des voies les plus prometteuses en cancérologie en permettant de faire du « sur mesure » pour chaque patient.
Au delà même du pléonasme apparent du concept de médecine personnalisée, nous souhaiterions questionner en quoi cette médecine déployée et portée par les institutions de santé pourrait avoir un impact sur la relation de soin inter individuelle ? En effet, si on présuppose que la médecine personnalisée (aussi appelée médecine de précision) est un système en émergence, c’est à dire qu’elle constitue un modèle explicatif de la santé et de la maladie propre à la biomédecine aujourd’hui, alors il s’agira de savoir quelles sont les conditions politiques, organisationnelles et éthiques de la mise en œuvre d’une médecine que nous qualifierons avec Jean-Philippe Pierron de personnalisante ?
1. LA MÉDECINE PERSONNALISÉE FACE À LA RELATION DE SOIN
La médecine personnalisée trouve son origine dans une médecine dite des 4p (préventive, participative, prédictive, personnalisée) portée il y a une trentaine d’années par l’industrie pharmaceutique, et dont l’adage était, et est toujours : « le bon traitement au bon moment pour le bon groupe de patients ». Avec la progression des biotechnologies et l’augmentation de la puissance des outils technologiques, la médecine personnalisée est passée d’un projet de recherche et développement pharmaco-génomique à un immense projet médico-social articulé autour d’un plus grand pouvoir d’agir des patients et des institutions médicales, politiques et économiques . Les conséquences économiques et choix politiques de la médecine personnalisée sur les financements de la recherche et l’accès équitable au système de soin en oncologie deviennent ici cruciaux face à l’explosion des coûts de traitements dont le bénéfice clinique reste pour l’instant – excepté pour quelques molécules phares (trastuzumab, imatinib) – le plus souvent marginal.
Sommes-nous alors face à une véritable volonté de prise en charge holistique des soins fondée sur la personne et les relations interpersonnelles, tout en garantissant une innocuité et une efficience du traitement de chaque malade ? Ou bien assistons-nous à un nouvel assaut d’une économie libérale qui viendrait déchirer le « voile d’ignorance » de notre modèle de soin européen basé sur une solidarité nationale en lui substituant une médecine basée sur une logique actuarielle du soin et une « autonomie responsable » du patient, depuis la naissance de la personne jusqu’à sa fin de vie ? On observe en effet un découpage de la relation de soin liée à une recherche d’efficience où le patient, devenu usager (voire client), s’inscrit au sein d’un parcours de soin personnalisé, mais triplement fragmenté :
- Une première fois selon une segmentation épistémologique du point de vue du spécialiste d’organe. Ainsi, une thérapeutique de la maladie dite « ciblée » tendrait à oublier le malade sous l’organe malade. Centré patient signifierait alors centré sur la maladie, ou sur la probabilité de survenue de la maladie.
- Une seconde fois selon une approche dite de new public management à l’origine d’une découpe gestionnaire et organisationnelle certifiée par la HAS (parcours patients, durées de séjours et efficience des soins, projets personnalisés de soins, plateforme de coordination, diagnostics précoces, démarches qualité et gestion des risques, etc.).
- Une troisième fois du point de vue humain, car médecine personnalisée rime également en oncologie avec la « médecine stratifiée » basée sur le couple médicament–test diagnostique (test compagnon). Véritable opportunité pour l’industrie pour compenser les pertes en vente de médicament par un gain en vente des tests compagnons sur une population plus large, la médecine personnalisée stratifiée peut également résonner dans le vécu des patients avec sélection, voire élection, mais aussi de fait avec culpabilité, dévalorisation, humiliation et déception du patient non sélectionné car ne possédant pas le bon Karnofsky, le bon marqueur, le bon taux de transaminases.
Paradoxalement, cette tripartition peut mettre à mal la relation de soin et en faire la première victime de la médecine personnalisée. En réponse à ces découpes, est-il possible de proposer une philosophie du soin articulée autour de relations de soin personnalisantes plutôt que de rapports de soin fonctionnels et anonymes survalorisant une coordination des parcours de soins ?
2. MÉDECINE PERSONNALISÉE, MÉDECINE PERSONNALISANTE
Il serait cependant trop commode d’opposer frontalement médecine personnalisée avec médecine personnalisante pour ensuite en faire une synthèse. Cette opposition ne ferait qu’aggraver le fossé entre une médecine du cure supposée « technoscientifique » (mais au risque d’être objectiviste et donc réifiante en cherchant la maladie plutôt que le malade), et une médecine du care « purement » humaine (au risque d’un subjectivisme qui en survalorisant le malade et sa relation viendrait négliger l’efficacité thérapeutique). En médecine comme ailleurs, les faits purs n’existent pas. Ce que nous dit cette tension, et la raison pour laquelle nous souhaitons la garder dynamique, c’est que la maladie, si elle est un fait biologique le plus souvent certain, reste également un événement biographique. La personne malade engage avant toute chose un appel à exister, en dépit du mal, du malheur de la maladie. La question est donc de savoir comment maintenir cet appel à exister dans un système de soin conçu pour résoudre des problèmes. Et on ne « répond pas à un appel » comme on « répond à un traitement » en suivant une courbe dite de survie sans progression. Cet appel à exister dans la maladie se pense sous une forme narrative, celle du récit biographique. Cette mise en récit fait ainsi référence à une expérience vécue des patients qui passe par le temps : un temps passé confronté à un présent qui n’est plus et à un futur qui n’est pas encore. L’enjeu ultime de la mise en récit, puis « mise-en-intrigue », c’est ainsi de (dé)placer le discours du patient dans une tension qui lui est propre : entre identité narrative et ambition de vérité. Mais comment déployer un tel récit lorsque le patient se retrouve confronté à de la prédiction, du maitrisé, du programmé, du contrôlé ?
Il s’agit donc de sortir de ce face-à-face entre le cure et le care pour mettre en tension une éthique du soin instituée avec une éthique du soin instituante. L’éthique instituée permet un indispensable rappel à l’evidence based medicine, au droit, à la déontologie, aux procédures qualité et gestion des risques. Cette éthique permet de repréciser si besoin et de fixer les repères ultimes de l’action médicale formalisés au sein de ce que Paul Ricœur appelle des « légitimes objectivations » et de créer, toujours selon Ricœur, des « étalons d’excellence » dans le domaine du soin. L’éthique instituante quant à elle consiste à réintroduire l’événement comme contingence radicale, c’est à dire ce que l’on ne connaît pas, ce que l’on ne maitrise pas. L’événement, ce « possible non avéré », doit maintenir cette tension entre les légitimes objectivations des institutions de santé et l’effraction de l’impossible, de l’impensable, de l’imprévu de la relation de soin. Réintroduire l’événement pour ouvrir à nouveau le champ des possibles en rétablissant un rapport à l’incertain, mais également au tragique, tel est le pari d’une éthique de l’événement. Cela suppose d’être disponible pour accueillir un réel qui fait effraction, et permettre au sujet d’inventer sa propre histoire d’une façon chaque fois singulière. Mais le réel fait mal. Le réel, « c’est quand on se cogne » dit Jacques Lacan. Alors la tentation est forte – voire même vitale – de « redonner du sens » au soin et à la vie, en rabattant l’événement sur la structure hospitalière. L’événement devient ainsi un événement indésirable qu’il s’agira d’éradiquer par tout un dispositif qualité et gestion des risques.
EN CONCLUSION : « SE FIER À… SANS CROIRE EN… »
Il ne s’agit pas de proposer un nouveau dogmatisme ayant pour but la synthèse, cette « belle totalité » selon l’expression de Jean-Bertrand Pontalis. Il s’agit plutôt d’inventer autre chose qui relèverait d’une absence de conclusion, ce que Ricœur appelle une « dialectique à synthèse ajournée ». Il nous faut être ouverts au pluralisme des interprétations, c’est à dire être ouverts au débat car ne disposant pas soi-même de la vérité. Cette éthique serait la résultante d’une dialectique irrésolue entre une pensée du personnalisé et du personnalisant, de l’institué et de l’instituant, du déterminé et de l’indéterminé, de la théorie et de la pratique, du continu et du discontinu, de la structure et de l’événement. Une dialectique comme « non-coïncidence » [10], là où la pensée scientifique tend à obtenir une concordance avec le réel, ce que nous appellerons vérité. Avec la médecine de XXIème siècle, et plus particulièrement en oncologie, l’exigence de vérité n’est plus dissociable de l’idée de guérison. Mais n’avons-nous pas, pour préserver notre efficience, perdu quelques parcelles de terrain de la pensée en faveur de son interdit et donc de son corollaire : la croyance ? Pourtant on imagine mal une culture de non-croyance absolue. Vouloir expulser de la médecine toute forme de croyance, c’est confondre les exigences de l’esprit scientifique avec l’idéologie d’une rationalité militante, voire meurtrière ; la Terreur s’exerce toujours au nom de la Raison. Le clinicien, comme les saints, le prophète ou le roi jadis, doit être un thaumaturge. Car tout appareil de croyance est aussi promesse de salut nous rappelle Pontalis.
Alors, comment défendre la croyance sans mettre en péril la connaissance ? Nous ne sommes plus très sûrs de la ligne de partage entre savoir et croyance, au delà de définitions tenues pour idéales et si faciles à tracer. Pour qu’un mouvement de dégagement à l’égard de la croyance puisse se réaliser et que puisse s’instaurer un travail de la pensée plus puissant que ce qui l’interdit, sont requises les conditions minimales de « se fier à… » la constance de la relation soignant-soigné dans l’espace et le temps. Mais si ce qui organise le cadre du soin cesse d’être garanti et fiabilisé par des légitimes objectivations, si le soin se « déprime » en rendant soluble le réel avec le vrai, alors et pour survivre on se jette dans le « croire en… » une conception vulgaire de la causalité de l’événement : l’événement se transforme ainsi en événement indésirable, et la maladie se réduit à un marqueur biologique. Et ce qu’il y aurait de pire en médecine, c’est que plus rien ne puisse arriver. Car pour que l’on croie en l’avenir, que l’on ait foi dans cet avenir – même celui d’un patient en fin de vie - il faut que cet avenir reste incertain, incalculable, irréductible à aucun programme.

Mots clés :

Médecine personnalisée ; Oncologie.

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